En Egypte, même les médias du pouvoir sont ciblés par la censure

Attaquant traditionnellement les journalistes trop critiques, le régime Sissi étend son intransigeance à tous les médias, avec réformes législatives et procédures judiciaires.

« Vous êtes avec nous dans le combat pour l’Egypte. » En s’adressant de la sorte aux médias de son pays, le 9 février au Caire, à l’occasion d’une conférence sur le terrorisme, le président égyptien Abdelfattah Al-Sissi a explicité la vaste entreprise de contrôle de la presse qu’il a lancée depuis sa prise de pouvoir, en juillet 2013.

Le 4 janvier déjà, les autorités avaient prolongé la détention du journaliste Mahmoud Hussein, d’Al-Jazira, arrêté à son arrivée au Caire fin 20 décembre 2016 – la chaîne qatarie affiche régulièrement son hostilité au régime. On attend aussi, le 25 février, le jugement en appel des trois principales figures du Syndicat des journalistes, dont son président Yehia Qalash, condamnés à deux ans de prison en première instance pour avoir hébergé deux journalistes révolutionnaires recherchés par la police en mai 2016.

Déjà menacée par les lois sécuritaires, notamment celles sur la lutte anti-terroriste ou l’interdiction de manifester, la presse devra désormais se soumettre à un contrôle généralisé, comme l’a souhaité le régime avant même le coup d’Etat contre le président Mohamed Morsi en juillet 2013. Après l’instauration en décembre 2016 de trois organes de régulation de la presse, dont les dirigeants seront nommés par le chef de l’Etat, le Parlement discute d’une réglementation de l’exercice même de la profession de journaliste.
Une loi pour « préserver l’exactitude »

Le pouvoir affiche sa volonté d’empêcher toute ligne éditoriale qui serait susceptible d’alimenter un débat public qui pourrait le menacer. « Il ne s’agit pas de contrôler la presse ou de limiter la liberté d’expression et d’opinion, mais de préserver l’exactitude des informations diffusées, défend Oussama Haikal, président du comité de la culture et des médias du Parlement. Nous ne pouvons maintenir cette situation où chacun peut dire ce qu’il veut, où il le veut. Les critiques d’Ibrahim Eissa, par exemple, ont provoqué de la division au sein de la société. »

Le 1er janvier, Ibrahim Eissa, sans doute le plus célèbre présentateur du pays, annonce la suspension de son émission politique sur la chaîne Al-Kahera Wal Nass, largement acquise aux autorités. Moustache bien taillée et bretelles de toutes couleurs, cette figure de la presse révolutionnaire s’était pourtant, comme beaucoup, ralliée au régime, sans totalement perdre sa liberté de ton, tant à la télévision que dans le journal Al-Maqal dont il reste le rédacteur en chef. L’annonce a ému le monde des médias, y compris des journalistes pro-gouvernementaux, d’autant plus qu’elle s’ajoute à des annulations répétées de programmes télévisés politiques.

« Ces lois vont consacrer la répression »

Au moins 30 journalistes sont emprisonnés en Egypte selon le Syndicat des journalistes, et plus de 62 selon le Réseau arabe pour l’information sur les droits de l’homme (Anhri) qui comptabilise aussi les photographes et les indépendants. Par ailleurs, sept journalistes ont trouvé la mort depuis le coup d’Etat de 2013, selon le Comité pour la protection des journalistes : six en couvrant des affrontements entre les forces du gouvernement et des partisans de Mohamed Morsi et des Frères musulmans, et un devant un checkpoint militaire.

« Aucune dictature n’assume la violation de la liberté d’expression mais elle impose une série de restrictions qui la rend impraticable, ironise Gamal Eid, avocat, et directeur exécutif de l’Anhri. La loi votée et celles en discussion vont consacrer légalement la répression qui, sur le terrain, criminalise la diversité d’opinions dans les médias et au-delà. »

Pour cet activiste reconnu, interdit de quitter le territoire et dont les avoirs ont été gelés dans le cadre d’un procès contre les ONG accusées de percevoir illégalement des financements étrangers, l’éviction d’Ibrahim Eissa est inquiétante : « Il a été limogé car, sans être un opposant farouche, il ne sera jamais un Ahmed Moussa ! »

M. Moussa présente une émission politique sur la chaîne Sada El Balad, dans laquelle il défend par tous moyens le régime. Dernièrement, il a diffusé des conversations téléphoniques privées de Mohamed El Baradei – figure de la contestation contre Hosni Moubarak et éphémère vice-président de M. Sissi, désormais exilé à Vienne et très critique sur la situation en Egypte –, dont l’une avec Ibrahim Eissa.

« Lignes rouges »

D’autres disgrâces ont récemment marqué les médias égyptiens. En décembre 2016, le comité gouvernemental chargé de saisir les biens des Frères musulmans, organisation qualifiée de terroriste en Egypte, a annoncé le gel des avoirs de Mostafa Sakr, propriétaire du quotidien libéral anglophone Daily News Egypt et du site en arabe Boursa News, spécialisé dans l’information économique.

« Daily News Egypt n’a jamais été un journal d’opposition, s’étonne Adham Youssef, chef adjoint du service politique de ce quotidien. Notre ligne éditoriale est impartiale. Les sources officielles sont toujours citées et le président s’est exprimé plusieurs fois dans nos pages. Mais nous avons aussi publié plusieurs papiers sur la torture, les violations des droits de l’homme et les manifestations. Evoquer certaines institutions impliquées, comme l’armée ou la police, constitue une ligne rouge. »

Un espace de liberté sur Internet

Auparavant, en novembre 2015, un autre homme de presse, Salah Diab, propriétaire du journal Al-Masry Al-Youm, avait été arrêté et accusé de corruption. Depuis, le titre évite ce qui avait fait sa réputation dans un environnement médiatique peu coutumier des enquêtes sur les exactions policières et le mécontentement de la population.

Si les médias traditionnels sont entravés, il reste un infime espace de liberté sur Internet, à travers quelques sites d’informations comme Mada Masr ou Al-Bedaiah. Plusieurs journalistes ont ainsi décidé de quitter la rédaction d’Al-Masry Al-Youm pour créer une plateforme en arabe, 360 Media, encore en construction. « Compte tenu de la situation politique et économique, nous prenons un risque, reconnaît Ahmed Harbia, son rédacteur en chef. Mais il est important que les jeunes journalistes puissent exercer indépendamment des intérêts de l’Etat et des hommes d’affaires qui détiennent la quasi-totalité des titres égyptiens. »

Par Aziz El Massassi (contributeur Le Monde Afrique, Le Caire)


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