Un petit pas pour le 'oui' mais un pas de géant vers le régime islamo dictatorial
Dimanche 16 avril, 55,3 millions de Turcs étaient appelés à voter lors d’un référendum pour une révision constitutionnelle octroyant le renforcement des pouvoirs au président en place. Avec un taux de participation estimé à 85 %, selon le YSK (Haut conseil électoral), les résultats restent cependant très éloignés du plébiscite escompté avec seulement 51,37 % de « oui » (annoncé par l’agence de presse progouvernementale Andolu). À cela les deux principaux partis de l’opposition au pouvoir en place dénonce des fraudes et conteste le résultat.
Le référendum avait pour objectif de valider ou non le projet d’amendement de la Constitution permettant au président turc de disposer de pouvoirs considérablement renforcés. La révision constitutionnelle prévoit entre autre l'abolition du poste de Premier ministre au profit d'un hyperprésident, avec un contrôle absolu sur les pouvoirs exécutif et judiciaire et élargi sur le législatif. Dix-huit articles permettront à Recep Tayyip Erdogan de nommer et révoquer ses ministres, de promulguer des décrets, de déclarer l’Etat d’urgence ou encore de nommer certains membres du Conseil supérieur des juges et des procureurs. Ces mesures, où la séparation des pouvoirs n’est plus assurée, ont été présentées comme incontournables pour assurer la stabilité du pays face aux défis sécuritaires et économiques. L’actuel président de la Turquie pourra en théorie rester à la tête de l'État jusqu'en 2029.
Victoire en demi teinte, contestée par l’opposition
Lors d’un discours télévisé, et dans la droite ligne de l’image qu’il veut donner à son peuple, le président a salué une « décision historique » en insistant sur le rôle « décisif » du vote des Turcs de l’étranger. Il a également encouragé les pays étrangers à « respecter » le résultat du scrutin. Et si l’on se réfère à ses réactions durant sa campagne, ces propos sont lourds de menaces d’autant qu’il est maintenant doté de presque tous les pouvoirs… À la foule qui scandait « peine de mort », la réponse du chef d’État a été immédiate : si l'opposition soutient le rétablissement de la peine capitale, « alors j'approuverai » cette mesure, a-t-il affirmé, si elle ne le soutient pas, « alors nous organiserons un nouveau référendum ». Et afin de faire taire ses détracteurs, le président de clore ainsi : « demain, nous ne devons pas débattre sur des sujets inutiles. Nous devons nous concentrer sur le nouveau système ».
Ses partisans se sont rassemblés hier soir à Ankara devant le siège du parti islamo-conservateur au pouvoir, l’AKP, pour célébrer leur victoire et pour écouter le discours du premier ministre Binai Yildirim qui s’est exprimé ainsi : « Mes chers concitoyens, d'après les résultats non-officiels, le référendum prévoyant la présidentialisation du système s'est conclu par (une victoire du) oui ». Un certain nombre des sympatisants du chef d’État se disent déçus du score serré même si d’autres relativisent : « Ce qui compte, c'est le résultat. Il ne s'agit pas d'avoir un point de plus ou deux de moins ». D’autres, plus extrêmes dans leurs propos, considèrent que « ce résultat montre qu'une partie du pays ne veut pas rendre le pays plus fort et a une mentalité européenne, l'autre partie ce sont des vrais Anatoliens ». Ou encore, mais dans le même registre, que « L’Europe, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France se sont unis contre Erdogan, contre la Turquie. Nous leur avons donné une bonne leçon. » N’oublions pas que lors de sa campagne, le président lui-même avait scandé à plusieurs reprises qu’une victoire du « oui » donnerait une bonne leçon à l’Europe… Pour d’autres enfin, la porte du fanatisme est déjà largement franchie avec toute la partialité qu’elle engendre : « Recep Tayyip Erdogan n'est pas seulement le leader de la Turquie, c'est un leader mondial. Notre coeur bat avec lui »…
Cependant, les deux principaux partis d'opposition, le CHP (Parti républicain du peuple) et le HDP (Parti démocratique des peuples, prokurde), ont dénoncé des « manipulations » au cours du référendum et annoncé qu'ils feraient appel du résultat. Ils font notamment allusion à une mesure annoncée à la dernière minute par le Haut Conseil électoral turc (YSK) considérant comme valides les bulletins ne comportant pas le tampon officiel du bureau de vote dans lequel ils ont été glissés dans l'urne « à moins qu'il y ait des preuves qu'ils aient été apportés de l'extérieur ».
Anomalie relevée par les observateurs internationaux, mandatés par l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) et le Conseil de l’Europe qui mentionnent aujourd’hui dans leur rapport que « des modifications tardives dans la procédure de comptage (des voix) ont supprimé un important garde-fou » et estime, selon Cezar Florin Preda, de la mission d’observation que « Le référendum s’est déroulé sur un terrain inégal et les deux camps en campagne n’ont pas bénéficié des mêmes opportunités ». Tana De Zulueta, de la délégation de l'OSCE, a déclaré que la campagne avait été « ternie par de hauts responsables qui ont assimilé les partisans du non à des sympathisants des terroristes ».
Mais tout ceci ne remettra certainement pas en cause les pleins pouvoir du chef d’État turc puisque Cezar Florin Preda précise que « Nous ne parlons pas de fraudes. Nous n'avons aucune information sur ce sujet » ajoutant que cela ne relevait « pas de notre compétence ». « Globalement, le référendum n'a pas été à la hauteur des critères du Conseil de l'Europe », ajoutant que « le cadre légal était inadéquat » s'agissant d'obtenir « un processus véritablement démocratique ».
Le « non » l’emporte dans les grandes villes
Dans les trois principales villes de Turquie, Istanbul, Ankara et Izmir, le « non » l’a emporté ainsi dans les villes plus peuplées comme Denizli, Adana, Antalya et Mersin. Les régions du sud-est, peuplées en majorité de Kurdes, ont également massivement voté contre l’octroi du renforcement de ses pouvoirs au chef de l’État. Le non arrive également largement en tête avec 67,6 % des suffrages, à Diyarbakir, la « capitale » des Kurdes de Turquie, représentant un cinquième de la population. Après 15 ans de gouvernement de l'AKP, il y a désormais « deux Turquie ». Le pays est plus polarisé que jamais entre partisans et adversaires d’Erdogan.
À Istanbul ce matin, l’amertume est présente. Certains tentent de rester optimistes : « je ne pense pas que ces résultats suffisent à donner plus de pouvoirs au président. Il ne s’agit que de résultats provisoires et il est évident qu’une très grande frange de la société turque n’accepte pas ce référendum ». Il en va de même à Ankara qui dénonce la victoire du « oui ». D’autres sont plus virulents : « je crois que nos voix nous ont été volées. La décision de la Commission électorale d’autoriser, à la demande du Parti de la justice et du développement (AKP), la comptabilisation de bulletins qui n’avaient pas été tamponnés par des scrutateurs est un grand scandale. Nous sommes restés silencieux face à cela. Je demande, en particulier au chef du Parti républicain du peuple (CHP), le principal parti d’opposition, de démissionner ».
Selon la législation en vigueur dans le pays, le résultat définitif de ce référendum devrait être annoncé dans douze jours.
Nécessité de trouver un consensus avec l’Europe
Au lendemain de la présumée victoire du « oui » au référendum, l’Union Européenne a appelé le gouvernement turc à rechercher un consensus et l’a enjoint à « envisager les prochaines étapes avec prudence ».
Dans un communiqué, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, et la responsable de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, demandent au président turc de rechercher le « consensus le plus large possible », au vu du « résultat serré du référendum et des implications profondes des amendements constitutionnels ». « Les amendements constitutionnels, et particulièrement leur application concrète, seront évalués à la lumière des obligations de la Turquie en tant que candidate à l’Union européenne et en tant que membre du Conseil de l’Europe », ajoute le communiqué. Ceci étant bien évidemment sous réserve de la validation du scrutin par les observateurs internationaux.
Jusqu’au heurts qui ont eu lieu durant la campagne pour le référendum, l’Allemagne, qui abrite la plus grande communauté turque d’Europe, entretenait des liens étroits avec le pays. Angela Merkel reste dans l’attente des premières évaluations des observateurs de l'OSCE et du Conseil de l'Europe sur le déroulement du scrutin, prévues lundi. Elle prône cependant un « dialogue respectueux avec toutes les forces politiques » du pays et entend respecter « le droit des Turcs et des Turques de décider de leur Constitution ». Elle appelle également à un apaisement entre l’Union Européenne et la Turquie. N’oublions pas le président avait utilisé le terme « nazi » à l’égard de l’Allemagne et des Pays-Bas qui avaient interdits les meetings des communautés turques lors de la campagne électorale.
De son côté, l’Elysée met en garde contre le rétablissement de la peine capitale, évoqué à maintes reprises par le président turc et qui provoquerait une « rupture avec les valeurs » européennes.
Émergence du « religieux »
En contradiction totale avec les fondements laïques de la République turque, le président turc n’a pas hésité durant sa campagne a influencé son électorat en utilisant le registre religieux : « Ne risquez pas votre vie sur terre ou dans l’au-delà » en vous opposant à l’ère de stabilité et de sécurité que ce référendum annonce pour la Turquie. Hayrettin Karaman, théologien et autorité du droit musulman affirmera quant à lui que voter « oui » relève d’une « obligation islamique » et que les musulmans devraient désormais traiter les électeurs du « non » comme les « juifs et chrétiens » auxquels on accorde le droit de vivre. « Les incitations religieuses ont constitué l’une des tactiques d’Erdogan pour mobiliser les votes » confirme l’ancien député du CHP, Aykan Erdemir. « Comme si c’était une guerre entre la croix et le croissant, entre l’islam et la chrétienté qui était en jeu ». Pour Ahmet Insel, qui tient une chronique dans le quotidien d'opposition laïque Cumhuriyet, « on a vu pour la première fois un discours musulman dominant, autoritaire, sûr de lui et agressif. Cela va probablement aggraver la peur mutuelle des deux côtés. »
Voici donc où en est la Turquie en ce lendemain de référendum. Le président Erdogan qui visait le plébiscite se retrouve face à un pays coupé en deux. Selon Nedim Gürsel, écrivain turc et directeur de recherches au CNRS, « Il y a une Turquie moderne qui tient à la laïcité et à la démocratie et une Turquie conservatrice qui veut un président fort et anti-européen. » Quant à lui, le chef de l’État ne souhaite pas moins depuis plusieurs année que de laisser une trace profonde dans l’histoire de son pays. Et comme il aime à le répéter : « un homme meurt, son œuvre lui survit », faisant par là-même référence au sultan Mehmet II, qui a conquis Constantinople en 1453.
Mais que penser de cet homme idolâtré par ses partisans et abhorré de ses détracteurs ? Pour Cengiz Candar, éditorialiste proche de Recep Tayyip Erdogan, « il se sent investi d’une double mission : redonner à l’islam toute sa place en Turquie et redonner à la Turquie son rang dans le monde ». Cependant, les moyens pour y parvenir sont pour le moins plus que contestables. Mais surtout, et malheureusement plus certainement, on peut y voir là la dérive autoritaire d’un homme cherchant à museler tout velléité contestataire et désireux de pouvoir réprimer en toute impunité les potentielles volontés susceptibles de faire vaciller son pouvoir. Mais si l’on se réfère aux vagues massives de purges qui ont déjà eu lieu suite à la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, force est de constater qu’il n’a pas attendu les résultats du scrutin pour assoir son despotisme, lui qui a accusé ses opposants d’être du côté des terroristes… Celui que ses sympathisants nomme le « Reis » (le chef), qui ose proclamer « Moi ou le chaos » alors qu’il est lui-même à l’origine de la montée de l’autoritarisme sur fond d’injustice et d’oppression, a engendré hier la destruction de la démocratie en instaurant un régime autocratique après neuf décennies de régime parlementaire. À coup d’extrait de Coran durant sa campagne, il ne parvient même plus à camoufler sa volonté d’islamiser le pays. Le régime turc, qui fut le modèle de cohabitation entre islam et démocratie n’est déjà plus qu’un souvenir. Avec la politique impérialiste qui est en train de voir le jour, le rêve néo-ottoman d’Erdogan se concrétise. Lui qui, en 2008, à Cologne, affirmait que « l’assimilation est un crime contre l’humanité », est en train de recréer un État-Nation où l’islamisation servira à maintenir la singularité d’un pays dont il sera le nouveau sultan.
Béatrice Taupin
Dogan Presse